J'ai maintenant 33 ans et demi, et je crois qu'il est grand temps pour moi de fouler du pied ce que certains se contentent de montrer du doigt: le vaste horizon. Je veux marcher dans les pas de Christophe Colomb, Jack Kerouak et autre Tom Hanks. Je veux parcourir le monde, voir et comprendre d'autres cultures, découvrir d'autres moeurs. Comment vivent les gens? Comment s'appellent-ils? Sont-ce plutôt des Jérôme, ou plutôt des Patrick? Quel température fait-il chez eux? Que mangent-ils? Sont-ils aussi sujets à d'infernaux troubles gastriques? Voilà des années que ces questions me hantent. Aussi mardi dernier, dans un éclair de témérité que seuls les plus grands explorateurs des siècles passés peuvent se vanter d'avoir connu, j'ai décidé de laisser les sables mouvants m'ensevelir par les doigts de pied dans les entrailles de l'inconnu le plus sombre. J'ai fait ce que tout homme d'exception aurait fait à ma place: je suis allé dormir chez Tony, à deux rues de la maison. Et j'ai appris, j'ai appris, et j'ai appris encore.
J'ai appris que Tony ne s'appelle ni Jérôme, ni Patrick, par exemple. Il s'appelle "Tony" (prononcer "Toni-Tooonii" avec un accent américain). Qu'il vit avec une jolie colocatrice qui s'appelle "Céline" (prononcer "Chi-chi")(je sais, c'est à n'y rien comprendre)(mais le monde lui même n'est-il pas d'une irascible irrationalité?)(si l'excès de connaissances conduit irrémédiablement au doute, maman, alors je ne suis plus sûr de rien). Nulle part la moindre trace d'une quelconque turbulence gastrique. Je touchais du doigt la Vérité, les narines dégagées de toute contrainte nauséabonde et la larme à l'oeil. Et afin de faire partager mes découvertes les plus folles avec le monde, je documentais tout, prenant soin de noter dans mon calepin tout ce qui me semblait susceptible de faire progresser d'un bond l'anthropologie moderne.
Voici ici consigné le résultat de mes observations et quelques bribes de cette formidable aventure humaine.
Maintenant, si veux bien m'excuser, je dois me reposer. Digérer tout ce que j'ai appris.
Et ces troubles gastriques qui ne me laissent pas tranquille.
Je t'aime, ton fils.
La première chose qu'on remarque lorsqu'on arrive chez Tony, c'est qu'on est monté trop haut et qu'il faut redescendre d'un demi étage. Un bon explorateur sait reculer pour mieux avancer.
Quelle n'a pas du être la surprise de Tony de me découvrir là, dans l'entrebaillement de sa porte, le cheveu long et la barbe drue trahissant un périple aussi long qu'éprouvant. Rien n'aurait pu me faire rebrousser chemin avant d'atteindre ma destination, tant ma soif de connaissance était inépongeable (pour le cas où, j'avais quand même pris soin de me munir d'une bonne bouteille de Whisky; mais n'ayant pas eu besoin d'y recourir, je l'ai offert de bon coeur à mon hôte).
Tony a un "porte-manteau", ingénieux système qui évite à nos pardessus d'amasser la poussière du sol. Où s'arrêtera donc le génie humain?
Chichi est une fille mystérieuse. Je n'ai pas très bien compris ce qu'elle faisait dans la vie. Peut-être actrice. Ici elle fait semblant de passer un coup de fil.
Nous avons trinqué sur le balcon, parce que Tony a un balcon, immense fenêtre sur le monde qui nous entoure, et plus particulièrement sur la jolie voisine d'en face.
Du balcon de Tony, on voit le Sacré Coeur (c'est le gros bâtiment qui habite juste au-dessus de la jolie voisine d'en face).
Quelques artichauds à l'italienne et autre tomates-mozza nous ont écouté avec attention discuter de sujets variés autant qu'intéressants: cinéma, religions, évolution des sociétés, statut biologique de la femme, supériorité absolue de l'homme, jolie voisine d'en face, etc.
Pour l'occasion, Tony a réalisé ses toutes premières lasagnes végétariennes, se découvrant grâce à moi un don pour la cuisine, ce dont je n'hésites pas à me féliciter grassement. Pour ma part, je me suis découvert un don pour manger les lasagnes de Tony. Chichi quant à elle s'est découvert un don pour demander à Tony de faire plus souvent la cuisine. Les filles, on leur tend une main, et elles prennent le bras.
C'était délicieux, nous avons tout mangé. Surtout moi.
Alors que Chichi faisait semblant de chercher un livre dans la bibliothèque pour faire son intéressante, Tony et moi partagions verres de vin aux notes de griottes et mandarines aux notes de griottes aussi.
Tony possède depuis peu une magnifique machine à gaufres, qui fait aussi machine à croque-monsieur, machine à croque-madame, machine à laver, sèche-linge, et radio réveil. Nous avons décidé de ne tester que la partie machine à gaufres. Chichi a préparé la pâte parce que c'est une femme, et que les femmes ont un talent inné dans ces choses là.
Une demie bouteille de whisky plus tard, Tony m'offrait son lit et une revue scientifique illustrée pour compléter ma connaissance du monde, tandis que lui s'apprêtait à compléter sa connaissance de son canapé. Il me promettait de me réveiller à 8h30, car il devait se rendre à son travail à 9h. Je n'ai pas très bien compris de quoi il parlait.
Sur les coups de 10h30 du matin, nous petit-déjeunions sous un soleil radieux des mini croissants et pains au chocolat chauds, du jus d'orange fraîchement pressé, et d'un sachet d'Aspegic 1000mg. Surtout moi. Sans doute cette avalanche de connaissances sur le monde s'était-elle écrasée avec trop de violence sur le frêle chalet de mes capacités neuronales. Ca ou le vin blanc je dirai.
A mon départ, nous avons découvert ce petit mot doux laissé par Chichi. Les femmes aiment toujours avoir le dernier mot.